La Galerie Simon Blais édite des estampes de Marc Séguin depuis de longues années. En 2020, il nous livrait une nouvelle édition intitulée «Carcajou», une magnifique eau-forte rehaussée à la mine de plomb et à l'acrylique qui nous a surpris au premier abord. Pourquoi un carcajou ? Quelle est cette bête que l'on croyait éteinte ou purement mythique? Sans en connaître la réponse, nous étions ravis de l'ajout de cette nouvelle image à la collection du Bestiaire de Marc Séguin que nous publions à raison de deux ou trois nouvelles gravures annuellement.
Voir le détail de l'œuvre sur notre site:
https://www.galeriesimonblais.com/fr/artistes/marc-seguin/oeuvres/carcajou_34
Pour répondre à ces questions existentielles, nous avons cherché dans la littérature, exploré le Net, et même trouvé un véritable carcajou, sorti des grands espaces nordiques canadiens, que nous présentons aux côtés de la magnifique gravure de Marc pour la première fois. Venez les admirer à la galerie avant que le carcajou ne disparaisse à nouveau!
Mise en contexte :
Aussi appelé glouton ou Gulo gulo, le carcajou est l’une des créatures animales les plus légendaires des territoires nordiques de l’Amérique. Plus grand membre de la famille des mustélidés, dont font aussi partie la loutre, la martre, le vison, le pékan et la belette, son corps trapu et massif s’apparente à celui d’un petit ours.
À la fois prédateur carnassier et nécrophage, cet animal nomade est doté d’une redoutable mâchoire, de larges pattes munies de cinq doigts et de puissantes griffes semi-rétractiles. Il est adapté à des habitats aussi variés que la forêt boréale, les régions montagneuses de l’ouest du Canada et la toundra arctique. Il peut parcourir de très longues distances même dans les zones les plus enneigées, grimper aux arbres, creuser, dévorer la chair et broyer les os de carcasses gelées.
Tenace et résistant, il traque ses proies jusqu’à l’épuisement, les traine sur son territoire de chasse et les cache dans la neige pour les consommer plus tard. Opportuniste, il n’hésite pas à se nourrir de bêtes mortes, à manger les carcasses chassées par d’autres animaux, ou à s’en prendre aux proies agonisant dans les pièges des trappeurs.
Le carcajou occupe une place singulière et complexe dans la mythologie des peuples Innus et Inuits. Celle-ci nous est connue en partie grâce aux travaux de l’anthropologue Rémi Savard, décédé en 2019, qui consacra une importante partie de sa carrière à l’étude des Naskapi du Labrador et des Innus du nord du Saint-Laurent autrefois appelés Montagnais. Il fréquenta ces communautés assidument et effectua un important travail d’histoire orale en recueillant leurs mythes, contes et légendes, dont ceux portant sur le carcajou.
Fait intéressant, l’artiste espagnol Luis Feito réalisa en 1975 dix sérigraphies qui accompagnent six contes Montagnais-Naskapi présentés par Rémi Savard pour le livre d’artiste Carcajou, édité par le galeriste Gilles Corbeil. Voir l'image ci-contre.
(Image: Galerie Eric Devlin / Artprice.com)
Chez les Innus et les Inuits qui partagent un territoire avec le carcajou, l’animal se distingue par la crainte et le respect qu’il suscite. Dans ces communautés, il joue souvent le rôle du « trickster », c’est-à-dire celui du joueur de tour. Ce rôle est aussi parfois joué par le loup ou le corbeau, deux animaux qui font aussi partie du Bestiaire de Séguin.
Vivant près des campements humains avec qui il entre en compétition pour la nourriture, on lui prête un caractère fourbe et sournois. Il est perçu comme un animal rusé, tenace, déterminé qui ne respecte aucune règle. Son intelligence fait en sorte qu’il ne répète jamais la même erreur. Il déjoue les pièges que lui tendent les hommes et peut même les prendre à leur propre jeu. Il ira jusqu’à démolir leurs caches à gibier pour dérober leurs prises. Pour ces raisons, on lui prête les traits d’un voleur avare, des qualités fortement déconsidérées au sein de ces peuples.
Ce compagnon obligé est chassé pour sa fourrure, réputée très chaude et protectrice, mais sa chaire n’est pas consommée. À l’époque de la colonisation, il est chassé à grande échelle, toujours pour sa fourrure. Cette chasse mène éventuellement à la décroissance progressive de sa population et à son isolement géographique dans les régions les plus reculées du nord du continent.
Au delà de la logique économique du commerce colonial qui explique sa disparition progressive d’une partie importante de son aire de répartition naturelle, il faut aussi considérer la volonté persistante de l’humain d’éloigner cet animal menaçant de ses campements, voir de l'exclure complètement des territoires qu’ils partagent.
Source: snowmanradio / Wikimedia Commons
Les biologistes dressent pourtant un portrait différent du carcajou, celui d’un animal solitaire et farouche qui fuit la présence humaine au point d’être difficile à observer et à étudier. Le carcajou est-il le joueur de tours redouté de la mythologie des peuples Innus et Inuits, ou est-ce plutôt l’animal furtif et insaisissable que décrivent les biologistes?
Quoi qu’il en soit, force est de constater que de nombreux aspects de la conception mythologique qu’avaient les Premiers Peuples du carcajou perdurent dans l’imaginaire collectif et teintent encore aujourd'hui notre perception de cette bête mystérieuse. L'exemple le plus récent de cette présence imaginaire collective est cette escouade spéciale de la Sureté du Québec mise sur pied en 1995, l'Escouade Carcajou, qui avait pour but de mettre fin à la guerre sans merci que se livraient les motards criminalisés du Québec... Le carcajou frappe encore et toujours !
(Recherche compilée par François Hudon, assistant à la galerie Simon Blais)